À so hyang, à sa jeunesse et à son rire.dû obliger marguerite à ne pas quitter la maison,...

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À So Hyang, à sa jeunesse et à son rire.

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Préface

Le rire prend naissance dans les fin fonds de l’âme qui réclame instamment qu’on vienne lui toucher le cœur, l’effleurer, l’initier aux tendresses du bonheur.

Plus que propre à l’homme, il est une essence à part qui, si elle ne fait de nous des dieux, fait de nous des vivants.

Le rire a cette résonance légère que prennent les heures envolées. Il revêt toutes les couleurs possibles et tous les aspects du monde. Il transforme. Il éblouit.

Des caresses dans la gorge, des crampes d’estomac, c’est passer de l’ennui à la sérénité, oublier sans frauder, grandir sans souffrir, aimer sans rien dire, juste rire.

De saccades en soupirs, l’incontrôlable folie nous saisit tous les membres en une fraction de seconde et nous projette au ciel avec une suave frénésie.

Une délectable envie, une affreuse manie, une poussée d’ardeur, une valeur en soi ; le rire est le meilleur chasseur du malheur.

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C’est nier l’évidence, rêver plus qu’à outrance, c’est immortaliser l’éphémère d’un instant, donner l’inestimable aux êtres les plus démunis.

Car le rire ne console pas ; il guérit. Il ne meurt jamais mais persiste en secondes suspendues.

Un rire lancé dans l’air a la puissance suprême, le goût de l’épique tentative de vivre.

Le rire est musique doucereuse de nos voix, un combat du plaisir, une foi dans le pire, un étendard d’espoir.

C’est le plus bel hommage qu’on puisse rendre sans mentir. C’est découvrir la beauté dévoilée, la passion sublimée.

Le rire est plus qu’une sensation. Il est approbation. La meilleure raison de rire est de n’en avoir aucune.

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Le rieur

1.

La rue était glacée et les oiseaux chantaient. Les passants passaient, à leur habitude, et rien ne semblait avoir changé. Tout paraissait comme dans un rêve oublié, ce genre de rêve qu’on se souvient vaguement avoir fait un jour. Rosalie se tenait droite comme un piquet, perdue dans le décor ; elle savourait son rêve. Les néons des cafés reluisaient, indécents dans la splendeur du jour qui s’endort doucereusement. Le ciel lui passait par-dessus la tête, tout d’orange et de miel et de pourpre nacré.

Rosalie s’assit sur une balustrade de passage, sortit un crayon et un bout de papier de son sac en toile. Tout était beaucoup trop beau pour qu’elle se permît de s’en souvenir un jour comme un rêve oublié, il fallait qu’elle immortalise cet instant, qu’elle le grave bien plus fort que dans sa mémoire. Elle entreprit son croquis d’un geste vif et aiguisé.

Lorsqu’elle dessinait Rosalie oubliait tout, ses pensées s’éteignaient comme les couleurs s’allumaient sous ses yeux, le monde entier glissait sous sa plume et

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dansait à la cadence multichromatique du paysage. Les passants continuaient de passer, elle captait leur mouvance fluide dans la brise hivernale. Elle examina son dessin, satisfaite, et le fourra dans la poche de sa veste tout contre les autres.

Tout en marchant elle se remit à penser. Elle pensa qu’il était terrible d’avoir à penser. Cette voix intérieure qui lui bourdonnait dans les oreilles semblait toujours vouloir lui dire des choses qu’elle ne voulait pas entendre, des choses horribles, certainement pas assez belles pour être dessinées. Parfois, elle parvenait à l’ignorer en se concentrant sur un point précis de l’horizon qui rebondissait à chacun de ses pas mais, la plupart du temps, la voix reprenait le dessus et se mettait à crier dans sa tête comme un bébé hurlant qu’on vienne lui changer ses couches.

Et Rosalie pleurait. Elle pleurait dans la rue, elle pleurait dans son lit et dans sa salle de bain, elle pleurait partout où elle ne pouvait pas esquisser des sourires. Son regard se brouillait de larmes, elle n’entrevoyait plus que des formes vagues qui la cernaient de partout.

Aujourd’hui, pourtant, elle ne pleura pas : ses yeux avaient furtivement aperçu une silhouette qui avait déstabilisé ses pensées. C’était un enfant d’environ dix ans, pas très grand pour son âge, même un peu trapu. En fait, on eut dit qu’il se tenait intentionnellement voûté comme un vieillard. Mais il riait. Son rire avait mille dents mille fois plus blanches que des flocons de neige, et ses yeux contenaient mille et une façades de sa joie d’être en vie. Tout son corps s’élançait à l’assaut du bonheur dans ce rire tellement fort et tellement sonore qu’il avait surpris les passants qui s’étaient arrêtés de passer pour le regarder.

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Rosalie contempla le rieur avec une ardeur nouvelle et saisit sans plus attendre son crayon tordu maintes fois mâchouillé. Elle traça habilement quelques traits noirs et s’appliqua pour rendre du mieux qu’elle pouvait l’émotion que ce petit garçon avait fait surgir en elle. Elle prit tout son temps ensuite pour parachever son gribouillage. Enfin, elle le tendit à bout de bras devant elle pour qu’il lui apparaisse nettement, et ce qu’elle aperçut la pétrifia.

Elle reconnaissait bien la petite bouille du rieur mais elle l’avait complètement falsifiée, le gamin versait de chaudes larmes sur le papier et son œil paraissait déchiré par une souffrance infinie. Hébétée, Rosalie leva la tête et le chercha du regard comme pour l’appeler à l’aide, mais il avait disparu parmi la foule.

Soudain et plus que jamais, elle eut envie de hurler et de se laisser tomber sur le béton sans âme qui la fixerait, indifférent, pendant qu’elle l’arroserait de toutes les larmes de son corps. Mais elle n’en fit rien. Elle rangea son dessin et se mit à marcher.

En rentrant chez elle ce soir-là, elle épingla le portrait de l’enfant au mur de sa chambre. En observant la mine affligée du rieur, elle sut qu’elle n’avait plus pleuré depuis l’instant où elle l’avait vu. Les voix qui rugissaient en elle s’étaient tues. Elle prit son crayon et inscrivit sur le mur, en dessous du portrait : « Le rieur ». Et elle eut l’étrange impression de lui avoir volé quelque chose.

* * *

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Minuit avait sonné et Quentin bâilla d’un geste ostentatoire.

– Allez, va dormir maintenant. Il est temps. – Mais je suis grand maintenant. J’ai huit ans. Maman sourit. C’est vrai, Quentin avait huit ans

déjà. – Et bien, puisque tu es grand, tu devrais savoir

que tu as besoin de dormir pour être en forme demain matin.

– Je sais bien mais j’aurais tellement voulu que papa soit là aujourd’hui.

– Pourquoi ? Il se passe quelque chose d’important aujourd’hui ?

Quentin inclina la tête et brandit l’ours en peluche qui reposait sur ses genoux.

– C’est l’anniversaire de Moka. – Ah bon. Et quel âge a-t-il ? – Huit ans, comme moi. Alors maman souhaita un bon anniversaire à Moka,

mais elle remarqua qu’il avait l’air très, très fatigué. – Ah. Tu crois ? Elle dit oui. Résigné, Quentin se laissa convaincre

d’aller se coucher, bien qu’il ne le fît que pour Moka, car ce serait vraiment dommage qu’il ne soit pas en forme demain matin.

A peine s’était-il allongé qu’il entendit des pas résonner dans le hall d’entrée.

– Papa ! cria-t-il. Il se leva d’un bond et descendit l’escalier en

courant, mais il s’arrêta à la porte du salon. Papa parlait. Il parlait très fort. Il disait des choses

méchantes à maman. Quentin ne comprenait pas parce

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que maman, elle est très gentille, c’est la plus gentille maman qu’il connaisse. Et papa aussi il est gentil. Alors pourquoi il disait des choses méchantes à maman ?

Quentin s’agenouilla pour observer la scène par le trou de la serrure. Papa avait l’air en colère, très en colère. Soudain, il leva le bras et sa main atteignit maman en plein visage. Maman n’avait pas bougé. Elle serrait les dents et ne disait rien. Quentin non plus n’avait pas bougé. Il avait peur soudain, peur de papa et peur pour maman. Il se demandait ce que papa ferait s’il le découvrait là, à espionner par le trou de la serrure. Il ne voulait pas le savoir.

Il remonta dans sa chambre en courant et enfouit sa tête sous l’oreiller pour ne plus entendre papa qui parlait très fort. Il faisait beaucoup de bruit. Quentin commença à fredonner une berceuse que maman lui chantait il y a quelques années, comme ça, peut-être s’endormiraient-ils, lui et ses parents, et demain, ils auraient tout oublié. Mais il ne devait pas chanter bien juste car la berceuse n’eut aucun effet.

Il se tut alors en attendant que ça passe. Et ça passa. Au bout d’un moment, il n’y eut plus un bruit. Quentin étouffa quelques sanglots dans l’oreiller puis il releva la tête. Prenant Moka à témoin, il dit :

– Moi, je voudrais ne jamais devenir une grande personne. Je ne veux pas être méchant.

* * *

Le coq chanta dans l’aube froide et son cri traversa les champs et collines alentour pour aller frapper aux

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fenêtres d’une petite maison blanche discrète, un peu coquette. Charles s’éveilla et s’aperçut qu’il était en retard, encore. Ce coq n’était même plus fichu de le réveiller à l’heure.

Il se prit la tête dans les mains et attendit. Il avait un mal de crâne épouvantable. Se levant enfin, il se mit en quête d’un ou deux comprimés dans les armoires de la cuisine. Il en avala quatre et s’habilla en quatrième vitesse. Il avait trop bu la veille, beaucoup trop. Et il pouvait bien jurer de ne plus recommencer, l’envie lui serrerait toujours l’estomac et, chaque jour, il faudrait jurer de ne plus recommencer.

Dans la rue, il courut vers la gare pour ne pas manquer son train. Il avait gaffé hier : il était rentré chez lui. Saoul. La gaffe n’était pas d’avoir bu, mais d’être rentré chez lui. D’habitude, il se débrouillait toujours pour se cacher et il délogeait souvent. Pourquoi était-il revenu hier ?

Il franchit les portes automatiques alors qu’elles se refermaient déjà et alla s’installer sur une banquette à côté d’une jeune femme blonde. Une jolie femme, pensa-t-il. Elle devait avoir une trentaine d’années. Elle portait un joli tailleur gris dont la jupe découvrait de longues jambes effilées, son chemisier rose semblait délicatement déposé sur deux petits seins coquins. C’est étrange, Charles aurait donné tout ce qu’il possédait pour ne serait-ce qu’une nuit dans ses bras.

Elle pivota légèrement la tête et perçut le regard insistant de Charles qui tenta de sourire maladroitement. Mal à l’aise, elle détourna les yeux. Il se sentit complètement ridicule. N’avait-il pas de plus une femme adorable qui, malgré ses excès, continuait à l’attendre toutes les nuits où il ne rentrait pas ? Elle avait certainement dû prendre congé

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aujourd’hui, du moins l’espérait-il ; il ne tenait pas à avoir des ennuis. Il ne voulait pas non plus qu’on le regardât de travers dans le village. Il aurait vraiment dû obliger Marguerite à ne pas quitter la maison, décidément il faisait tout de travers.

Il sortit du train et heurta la jeune dame blonde au passage. Il sentit son doux parfum emplir ses narines.

– Excusez-moi. Elle partit sans dire un mot. Traînant derrière lui son sac et sa migraine, Charles

reprit sa course contre le temps. Il était sacrément en retard, c’était une chance qu’on ne l’ait pas déjà viré depuis longtemps. Oui, il avait beaucoup de chance. Si cela ne tenait qu’à lui, il aurait déjà tout balancé par la fenêtre, vite fait bien fait, aussi vite qu’à l’allure à laquelle il courait à présent. Mais il y avait le petit.

Son fils… A chaque fois qu’il le regardait, il ne sentait plus cette affreuse envie lui ronger le sang, ni cet arrière goût de tabac lui coller au palais, il oubliait sa vie de tous les jours, sa pauvre petite vie minable qui ne valait pas un clou, il oubliait la réalité du monde et ses hommes de papier à qui il ressemblait tant. Quand il regardait son fils, il devinait dans ses yeux un bonheur infini que rien ni personne ne devait jamais détruire. Et lui, pitoyable Charles, se sentait important dans le regard de son fils. Plus qu’important, il se sentait irremplaçable. En vérité, il ne devenait un homme que lorsqu’il jouait au père.

Songeant au sourire de son petit garçon, il accéléra. Il fonçait dans la rue et percutait les gens qu’il croisait, mais rien n’avait vraiment d’importance. Il entra en trombe dans l’immeuble et dans l’ascenseur plein à craquer. Le miroir lui renvoya l’image d’un homme